"Le commencement !
Les inquisiteurs envahissent la maison et interpellent plus que vigoureusement la pauvre femme. Ils lui font faire serment de dire vrai contre elle-même, serment de se diffamer en disant à la justice ce qui est de conscience et de confession.
Malheureusement, effrayée par ces vautours, elle ne discute même pas, mais elle jure, ce qui est bien suffisant pour être emprisonnée et questionnée.
Une vingtaine de noms tout droit sortis de la bouche de Tituba forment à présent avec sa propre personne les vingt et un apôtres du malin. De nombreux badauds arpentent les rues près de la prison. Tristes curieux, hélas ! Car ce sont les parents, les amis inquiets qui ont été prévenus de l'arrestation de leurs amies, de leurs femmes ou de leurs maîtresses. L'horrible nouvelle s'est déjà répandue dans toute la ville, désolante comme un ouragan, et l’anxiété peu à peu s’est subitement traduite en peur.
Etrangement, aucun homme n’a fait l’objet d’une arrestation. Il n’y a que des sorcières et aucun sorcier. Il faut dire que la femme a été formée à partir d’une côte de la poitrine de l’homme, qui était tordue, ce qui fait qu’étant un « animal imparfait », elle est toujours plus sujette aux suggestions du démon.
Toutes arrêtées et confinées depuis déjà trois longs et éternels jours, se nourrissant de pain moisi et d'eau putride, elles supportent avec difficulté leur détention.
La dureté de leur emprisonnement, le manque de lit et de nourriture, est censée parvenir à les faire avouer, pour ne procéder à la torture qu'en ultime recours. Le vice fondamental ancré au plus profond de leur âme ne sera extirpé avec le fer et le feu que si l'espoir de le guérir par la persuasion s'envole à jamais.
Chaque prisonnière à son arrivée a jeté machinalement les yeux sur les ouvertures, elles sont grillées par des barreaux serrés à pouvoir à peine y passer la main. Elles sont entassées dans une salle presque souterraine, dont les murailles nues et suintantes semblent imprégnées d'une vapeur de larmes. Une espèce de lampion posé sur un escabeau, et dont la mèche nage dans la graisse fétide, illumine les parois lustrées de cet affreux séjour. Dans un coin, de la paille destinée à servir de lit semble être le refuge des cafards et des rats. Alors chacune, au sein de ce curieux groupe, se retrouve seule dans les ténèbres et dans le silence, aussi muette et l'âme devenue aussi sombre que ces voûtes dont elles sentent le froid glacial s'abaisser sur leur front brûlant de fièvre.
- Je vais devenir complètement folle si je ne sors pas d'ici au plus vite, cela fait déjà trois jours que nous sommes coincées dans ce trou à rat, quand donc vont-ils nous juger ? Ils attendent que nous pourrissions ?
- Jugée, jugée, tu veux être jugée ? Mais ne sais-tu pas ce que cela signifie pour nous, ma pauvre Samantha ? Le bûcher, la potence, la prison à vie, la mort, la souffrance. Excuse-moi de te dire cela, mais il faut que tu sois devenue complètement folle pour vouloir à tout prix passer devant ces bourreaux.
- Mais au moins nous pourrions nous défendre, plaider notre innocence aux yeux du monde.
- Oh ! Que cela est beau ! Mais je ne pense pas que ce sera tes beaux discours qui les feront changer d'avis à notre sujet. Coupables, voilà ce que nous sommes à leurs yeux, coupables. Si je ne m'abuse ma chère Samantha, ce n'est pas ton propre frère qui a gentiment acquiescé les dires de cette drôlesse ? Répond Sarah en montrant Tituba.
- Ne sois pas si pessimiste, ce sont des juges et non des bourreaux.
- Je ne suis pas pessimiste comme tu dis, je suis réaliste. Il est plus qu'évident que nous allons toutes finir broyées par cette machine infernale qu'est l'Inquisition. N'avez-vous jamais entendu parler de toutes les condamnations à mort qu'ils traînent derrière eux, et tout ceci, par la faute de Tituba je vous le rappelle.
- Elle a raison, c'est à cause de cette satanée négresse que je croupis dans cette puanteur au milieu d’excréments.
- Par sa faute mes deux enfants âgés de trois et quatre ans vont se retrouver orphelins.
- Et moi, mon mari veuf, cela fait à peine un an que nous sommes mariés.
- Attendez, attendez, crie Rébecca en essayant de ramener de l'ordre au milieu de ce charivari, il serait quand même juste de ne pas oublier que nous avons toutes une dette envers Tituba, et que...
- Cela ne peut pardonner de tels agissements.
- Rien ne peut effacer ce parjure.
- Oui, et le pire c'est que c'est cette moins que rien qui nous a fait prêter serment.
Le ton monte dangereusement, la haine emplit la pièce avec férocité. Soudain la porte s'ouvre et les deux geôliers apparaissent dans l'ombre de la porte. Tituba, par cette providentielle intrusion vient d'éviter de justesse un lynchage plus qu'évident. Cette horde devenue sauvage l'aurait écharpée sans aucun jugement préalable, ni même aucune pitié.
- Rébecca Isburn, interpelle l’un des geôliers.
- Oui, c'est moi, répond-elle d'une voix ferme en s'avançant.
- Veuillez nous suivre immédiatement.
- Qu'allez-vous lui faire ? Elle n'a rien fait, demande Tabatha d'une voix suppliante.
- Oui, elle est innocente. Si vous devez absolument emmener quelqu'un, alors emmenez la négresse !
- Ne vous inquiétez pas, son tour va venir à elle aussi et plus tôt que vous ne pensez, répond celui-ci.
- Elle doit comparaître devant ses juges, et répondre de tous ses crimes devant la communauté, renseigne l’autre geôlier en parlant de Rébecca.
La porte se referme à clé, laissant de l'autre côté la haine et l'agressivité. Elles se regardent à nouveau, pénétrant dans un mutisme absolu. L'abstention de tout commentaire entame le règne de la conspiration du silence.
Rébecca, avec un air confiant, comme si elle était sûre de son innocence, est amenée le front haut devant ses juges. Elle a plus de cinquante ans, fait office d’apothicaire et même de sage-femme.
- Sire, je serais heureuse si vous vouliez bien me dire pourquoi on m'a arrêtée, jetée en prison et contrainte par la force à comparaître devant ce tribunal.
- Vous êtes accusée d'hérésie au plus haut degré, de croire et d'enseigner autrement que ne le fait la Sainte Eglise.
- Seigneur, vous savez que je suis innocente, dit-elle en levant les yeux au ciel avec un air de foi profonde, et que je n'ai jamais professé d'autre foi que la véritable foi chrétienne. Elle parvient à jouer cette tragédie à la perfection, on jurerait ce triste rôle écrit pour elle. Il faut ajouter qu'elle détient le personnage approprié, l'innocente en proie à un conflit exceptionnel, propre à attirer la pitié et les larmes.
- Vous appelez votre foi la foi chrétienne, car vous considérez que la nôtre est fausse et hérétique. Mais faites plus attention à ce que je dis, je vous demande si vous avez jamais cru à une foi différente de celle que l'Eglise romaine considère comme la véritable et l'unique.
- Je crois en la vraie foi en laquelle croit l'Eglise romaine et que vous nous enseignez ouvertement.
- Peut-être que quelques membres de votre secte se trouvent à Rome et que vous les appelez Eglise romaine dans le seul but très précis de nous tromper. Quand je prêche, je dis beaucoup de choses qui nous sont communes, par exemple que Dieu a existé, et vous croyez de la sorte à certaines choses que je prêche. Néanmoins vous pouvez être hérétique en ne croyant pas à d'autres choses auxquelles on doit croire.
- Bien que je ne vous suive pas très bien dans vos raisonnements, je crois néanmoins à tout ce qu'un bon chrétien doit croire, répond Rébecca sans se laisser déconcerter par les propos vicieux de ce juge.
- Je connais vos ruses, pour les avoir à maintes reprises renflouées aux yeux épouvantés des honnêtes gens. Vous considérez que ce que les membres de votre secte croient, doit être ce qu'un chrétien doit croire. Mais nous perdons notre temps à discuter. Répondez simplement : Croyez-vous à un seul Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit ?
- J'y crois, répond-elle vivement.
- Croyez-vous que le pain et le vin sont changés, par vertu divine, en corps et sang de notre Seigneur, pendant la messe célébrée par le prêtre à laquelle je vous rappelle pour écarter toutes ambiguïtés possibles, vous avez participé à plusieurs reprises dans l'église du Révérend Parris, où il vous est même arrivé de le seconder activement ?
Un doute l'effleure subitement, que doit-elle répondre ? Sa phrase est si confuse, si obscure et si longue, son allure générale si sournoise que rapidement, elle tente de se remémorer la phrase, les mots et les accents le plus fidèlement possible. Les termes employés lui paraissent clairs et sans tromperie apparente, mais ce sont les meilleurs faiseurs d'artifices en matière de mystification. Finalement, voyant l'impatience de ses interlocuteurs, et les secondes s'écouler dangereusement, elle se lance :
- Dois-je croire à cela ?
- Ah ! Enfin vous daignez nous adresser votre réponse, dommage que ce ne soit pas la bonne. Je ne vous demande pas si vous devez y croire, mais si vous y croyez ? Ce qui est totalement différent, et vous le savez parfaitement.
Une expression de ruse déforme son visage, étirant ses yeux de façon inquiétante vers les tempes et les allumant d'un feu malin, sournois.
- Je crois à tout ce que vous et les autres bons docteurs m'ordonnez de croire.
- Ces bons docteurs sont sans doute les maîtres de votre secte encore une fois ; si je suis d'accord avec eux, vous croyez comme moi, sinon, vous n'y croyez pas. Vous ne cessez d'escamoter la vérité, ce me semble.
- Eh bien, il vous semble mal, car en ce qui me concerne, je ne demande pas mieux que de croire comme vous si vous enseignez ce qui est bon pour moi.
- Vous considérez bon pour vous si je vous enseigne ce que vos autres maîtres vous prêchent. Dites-moi alors, croyez-vous que le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ est présent sur l'autel ?
- J'y crois, répond-elle rapidement, exténuée par cette joute verbale qui devient de plus en plus grotesque.
- Vous savez qu'il y a un corps sur l'autel et que tous les corps sont à Notre Seigneur. Mais je vous demande si le corps qui se trouve sur l'autel est bien celui de Notre Seigneur, né de la Vierge Marie, mort sur la croix et ressuscité des morts ?
- Et vous, Sire, n'y croyez-vous pas ?
- J'y crois entièrement, naturellement, mais ne vous éloignez pas du débat je vous prie. C'est vous qui êtes sur le banc des accusés et non moi.
- J'y crois aussi, alors.
- Vous croyez que j'y crois, ce qui n'est pas ce que je vous demande, mais si vous y croyez, vous ?
- Si vous voulez interpréter tout ce que je dis d'une autre façon et non pas simplement et clairement, alors je ne sais plus que dire. Je suis une femme simple et ignorante, s'il vous plaît, ne relevez pas chacune des paroles que je prononce, sinon, comment obtiendrez-vous des résultats qui vous satisfassent, et à la fois des renseignements sur l'humble servante que je suis ?
- La servante du Démon, voilà ce que je vois debout et s'exprimant comme une véritable harpie devant moi.
- Mais il est impossible de converser avec vous, admettez-le au moins. Pour une fois dans votre vie, soyez honnête, cessez de me tourmenter inutilement, et peut-être que nous pourrons alors progresser.
- Oh! Oh ! On se rebelle, dans ce cas, si vous êtes aussi simple que vous désirez nous le faire croire, répondez donc simplement et non pas d'une façon évasive, à la manière d'une véritable intrigante.
- Mais bien volontiers, tel est mon souhait afin que l'on en finisse au plus tôt, et que je puisse être blanchie du poids insupportable de cette accusation.
Un autre juge, voyant l'interrogatoire échapper au contrôle du premier, prend sans se soucier de ce dernier, la relève de l'ensemble des questions.
- Voulez-vous jurer que vous n'avez jamais rien appris de contraire à la foi que nous considérons comme la vraie foi.
- Si je dois jurer, alors je jurerai volontiers, dit-elle en devenant pâle à la simple vue de ce nouvel interlocuteur.
- Mon Dieu, que vais-je devenir s’ils me harcèlent à plusieurs maintenant, pense-t-elle, je ne suis pas assez forte pour leur résister.
- Je ne vous demande pas si vous devez, mais si vous jurerez ?
- Si vous m'ordonnez de jurer, je jurerai. Son aplomb s'évanouit au fil des réponses, sa vue se trouble, ses jambes commencent à se dérober, elle est maintenant dans l'obligation de se maintenir debout à l'aide de la rambarde.
- Je ne vous force pas à jurer, car comme vous croyez que les serments sont défendus, vous transférez le péché sur moi qui vous force à jurer. Mais si vous daignez jurer je vous écouterai volontiers, dit-il sur un ton narquois.
- Mais pourquoi dois-je jurer si vous ne me l'ordonnez pas ?
- Afin de prouver que vous n'êtes pas hérétique.
- Sire, je ne sais pas jurer si vous ne me montrez pas comment ?
- Si je devais jurer, je lèverais la main droite, étendrais les doigts et dirais à haute et intelligible voix : Aidez-moi, mon Dieu, je n'ai jamais appris aucune hérésie ni cru en ce qui est contraire à notre foi.
Rébecca, éprouvant de grandes difficultés pour se maintenir en équilibre sans aucun recours, lève sa main droite, étend les doigts comme lui a indiqué le juge et prête serment en prenant comme témoin son Dieu.
- Aidez-moi, mon Dieu, à ne pas être une hérétique, dit-elle en peinant à dissimuler ses tremblements.
- Ce n'est pas ce que l'on te demande sorcière.
- Il faut avouer quand même qu'elle est très forte, dit le premier juge.
- Il faut la presser davantage, comme le jus d'un fruit pourri, répond l'autre à voix basse. Si nous parvenons à lui faire perdre tout contrôle, elle avouera et demandera grâce en dénonçant ses complices, de la même manière que l'autre sorcière.
- Sire, interrompt timidement Rébecca, si j'ai fait quelque chose de mal par crainte ou par insouciance, j'en supporterai volontiers le châtiment, seulement aidez-moi à éviter l'infamie dont je suis accusée par malice et sans que je sois coupable.
- Je veux bien écouter votre prière. Il se lève, pâle et couvert d'une sueur glacée, regarde Rébecca droit dans les yeux et d'une voix menaçante :
- Vous, et deux autres de vos complices serez soumises à la question demain matin, ainsi nous obtiendrons entière satisfaction."
« Mon avis :
Tout d’abord, une magnifique couverture, somptueusement travaillée, dégageant quelque chose de mystérieux, sentiment que nous retrouvons dans le roman.
Petite entrée en matière : Alexis, jeune journaliste portant un réel intérêt à l’histoire des civilisations décide de partir en randonnée découverte où son jeune frère Nicolas le rejoint.
Ils font la découverte d’une grotte pour le moins étrange où se trouve dissimulée une pierre d’autel. Malgré les avertissements d’un étrange esprit, ils décident néanmoins d’y rester pour la nuit et se retrouvent prisonniers dans cette angoissante cavité pour enfin, être projetés dans un autre monde : celui du royaume de Choldée.
Ici commence pour les deux jeunes garçons une mystérieuse aventure où ils feront une étrange rencontre, celle de deux femmes poursuivies pour hérésie.
Ce roman historique/fantastique est tout simplement captivant, très bien écrit malgré parfois une trame assez complexe, un style particulier mais au final, on se prend vite à l’intrigue.
Sorcières, guerriers, déesses, tout y est pour vous faire passer un très bon moment de lecture.
Ce livre nous plonge directement dans le monde mystique de la sorcellerie, peuplé de créatures de toutes sortes.
A bientôt pour le Tome II qui, après la lecture du Grimoire, se fait intensément désiré !!! »
Note 5/5